Par REVEL Maximilien — Au fil du Tao
Parmi les textes classiques pouvant nous servir de référence dans la compréhension de notre art, nous retrouvons ces dix principes du Tai Chi Chuan aussi bien dans le style Yang que dans le style Chen. C’est un signe de la reconnaissance de leur valeur par une grande majorité de pratiquants.
Bien évidemment, les traductions diffèrent selon les auteurs et il m’a semblé intéressant de mettre en parallèle celles de :
- Jean Gortais dans l’ouvrage « TaijiQuan, enseignement de Li Guanghua) »
- Yang Jwing-Ming 1: les secrets du style Yang de Tai Chi Chuan
Cet article n’a pas la prétention d’être exhaustif sur le contenu de ces dix principes du Tai Chi Chuan. Il représente l’occasion de partager avec mes élèves des éléments essentiels de cet art martial.
Premier principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : la tête légère et l’esprit éveillé
- YJW : Le Jin insubstantiel pour conduire la Couronne vers le Haut
Je commencerai par mentionner Jean Gortais :
- Maintenir la tête droite, sans raideur, sans rigidité, comme suspendue à un fil
- Conserver l’attention sereine et éveillée. Ecarter de l’esprit toute pensée autre que celle se rapportant à la prise de conscience de chaque mouvement.
YJW insiste sur l’importance que possède l’esprit en Tai Chi Chuan. Le moral doit rester élevé, l’esprit présent afin de pouvoir réagir rapidement, de manière adéquate, sans tensions.
L’utilisation de la force est à prohiber, car elle entraîne la rigidité et empêche la circulation du sang vers la tête.
Mon interprétation
Je range les cinq premiers principes dans la boîte à outils que tout débutant devrait garder en tête, parce qu’ils constituent un cadre simple auquel se référer.
En effet, le premier niveau relève de l’importance de libérer les articulations de la tête aux pieds. Le corps doit être ressenti comme un fouet que nous pouvons utiliser pour neutraliser ou attaquer.
De manière très simple, ce premier principe nous rappelle l’importance d’ériger la colonne vertébrale avec le sommet du crâne pointant vers le haut comme suspendu par un fil.
L’article sur l’enracinement pourra être relu avec ces dix principes du Tai Chi Chuan dont celui-ci figure explicitement.
Deuxième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : Fondre la poitrine et garder le dos tonique
- YJW : Contenir la poitrine et arrondir le dos
L’interprétation des deux auteurs est très proche.
Chez Gortais, on trouve :
- S’interdire de bomber la poitrine. Empêcher l’air de monter vers le haut du corps. Cette montée imprimerait une lourdeur et un étouffement à la partie supérieure du corps, tandis que la partie inférieure deviendrait légère et flottante.
- Si vous parvenez à contenir la poitrine, votre dos s’arrondira automatiquement. Alors, la puissance pourra être émise par la colonne vertébrale.
Mon interprétation
Ce principe est dans la continuité du premier : une fois la colonne vertébrale érigée vers le haut, il s’agit de permettre aux vertèbres de se mouvoir librement des lombaires jusqu’aux cervicales. Si la poitrine est bombée, la colonne vertébrale sera moins mobile, ce qui nuira à une bonne circulation de la puissance des jambes jusqu’aux bras.
Troisième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : La taille, centre du mouvement
- YJW : Relâcher la taille
Ici aussi, les deux auteurs sont très proches.
Gortais évoque l’utilisation de la taille dans le mouvement :
- La taille est le centre de commandement du mouvement qui vient des pieds comme racines, passe par les jambes et s’épanouit dans les mains et les doigts.
- La taille est comme le moyeu d’une roue en mouvement, vers le haut ou le bas, vers l’avant ou vers l’arrière, vers la droite ou la gauche.
YJW insiste plus sur le relâchement de la taille. Si la zone est contractée, le mouvement qui provient des jambes passera aux bras avec des heurts.
- La taille est semblable au volant d’une voiture. Quand la direction est assistée et facile à manœuvrer, la voiture suit très précisément la direction que vous lui donnez.
Mon interprétation
Dans la continuité des deux premiers principes, à savoir la colonne vertébrale érigée, libérée des tensions, ce sera au tour de la taille de pouvoir se détendre. Les hanches doivent être mobiles ; ainsi, elles permettront le passage du mouvement depuis les jambes.
Quatrième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : Le vide et le plein
- YJW : Distinguer insubstantiel et substantiel
Les termes utilisés sont différents, mais le fond demeure identique.
Gortais écrit :
- Par nature, chaque attitude a un côté vide et un côté plein selon le principe de Yin et Yang.
- Le poids du corps ne porte jamais sur les deux jambes simultanément, excepté au commencement et à la fin de l’exercice. Au contraire, avec le poids également réparti sur les deux jambes, vous devenez doublement lourd et stagnant
YJW insiste surtout sur le transfert de poids d’une jambe à l’autre durant l’emploi d’une technique. Cela met en évidence l’importance des membres inférieurs dans le mouvement.
Mon interprétation
Ce principe m’a paru incompréhensible, voire inutile durant des années. Quelle importance alors qu’il paraît évident de devoir transférer son poids durant un déplacement ?
Son importance m’est apparue récemment quand j’ai entamé le travail sur les Fa-Jin : les jambes suffisamment détendues, le poids pesant successivement d’une jambe à l’autre, il est ainsi possible de ressentir l’émission d’une force sans pour autant utiliser la puissance des bras.
Sans une différence de potentiel entre les deux jambes, il est impossible de prétendre ressentir une circulation dans le corps détendu. Comme une pile possède une borne positive et une autre négative pour faire circuler le courant électrique.
Cinquième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : Lâcher les épaules et les coudes
- YJW : Relâcher les épaules et pointer les coudes vers le bas
Les deux auteurs tiennent là aussi des propos très similaires :
- Si l’on hausse les épaules, l’air monte vers le haut, ce qui pourrait causer une entrave au déroulement des mouvements.
- Avec les coudes hauts, on ne pourrait pas lâcher les épaules et garder le souffle vers le bas. Ce lâcher ne signifie pas flottement. Extérieurement, il se manifeste dans la détente. Intérieurement, il nait de l’intention de s’installer dans le bassin.
Quand les épaules et les coudes sont libérés, les bras sont solidaires du corps, préparant le terrain à la manifestation du mouvement.
Quand ces deux zones se soulèvent, le Jin est interrompu. Sa manifestation ne proviendra pas des pieds, ne sera pas dirigé par la taille ni finalement exprimé par les doigts. La contraction des épaules ou des bras bloque la circulation.
Mon interprétation
Si vous laissez vos épaules et vos coudes se soulever, la force manifestée proviendra des bras plutôt que de l’ensemble du corps.
Ici, se terminent les cinq premiers principes « évidents » : on peut vérifier si notre regard est bien vertical, nos épaules relâchées, notre poitrine décontractée, si la taille est mobile et le passage de poids progressif lors des déplacements.
Je me permettrai de délimiter une frontière à cette étape des dix principes du Tai Chi Chuan.
Sixième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : L’intention et non l’effort
- YJW : Utiliser le Yi et non le Li
Les traductions sont très différentes en apparence.
Je cite Gortais :
- L’intention agit sur le souffle, le conduit afin qu’il s’enfonce. Le souffle fait mouvoir le corps et le rend flexible.
YJW propose l’interprétation suivante :
Dans les arts martiaux chinois internes, il est dit que c’est le Yi (la pensée) qui conduit le Qi : ceci veut dire que plus la concentration sera élevée, plus abondant sera le courant de Qi généré.
Mon interprétation
Je privilégie l’interprétation de YJW, car elle semble plus cohérente avec la montée en gamme des dix principes du Tai Chi Chuan.
Ce principe oppose ainsi deux types de puissance :
- la puissance musculaire : elle est nommée Li
- la puissance interne : elle est nommée Li-Qi
Les deux types de puissance sont très différents.
- Si nous pratiquons un art martial externe, il s’agira tout d’abord de faire travailler les différents groupes musculaires. Le pratiquant doit pouvoir bloquer/attaquer avec ses bras/jambes de manière localisée. La technique viendra en second.
- Si nous pratiquons un art martial interne, la technique sera priorisée. Pour cela, le pratiquant s’entraînera à libérer ses muscles, ses articulations pour ressentir son corps comme un fouet souple.
Le Tai Chi Chuan va donc privilégier la méditation, la concentration et le relâchement dans son apprentissage. Le pratiquant doit alors garder en tête de neutraliser une attaque avec un minimum de force musculaire.
Cependant, à un certain niveau de pratique, les arts externes vont travailler la souplesse, le souffle, et la concentration, de même que les arts internes vont renforcer le corps du pratiquant.
De ce qui m’a été rapporté sur les pratiquants des différentes disciplines, les différences s’atténuent avec le temps…
Septième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : L’union de l’esprit et du corps
- YJW : Le haut et le bas se suivent mutuellement
Gortais met l’accent sur l’importance de l’unité du corps et de l’esprit dans la réalisation du mouvement :
- Chaque mouvement doit être réalisé avec une soigneuse attention.
- Etre attentif dans le corps. L’esprit guide le mouvement. C’est être présent.
YJW en donne une traduction très différente : réunifier le haut, le bas afin que tout le corps puisse se mouvoir comme un fouet souple, des pieds jusqu’au bout des doigts.
Ce principe est souvent résumé la manière suivante : « Si une partie du corps bouge, tout bouge » : unité du corps.
YJW rappelle toutefois que la sensation est le langage de la pensée et du corps. Amener douceur et relaxation dans tous les recoins du corps suppose une sensibilité travaillée.
Les arts martiaux internes soulignent la nécessité d’entraîner la pensée à se concentrer profondément, permettant un approfondissement de la sensibilité, de la sensation. Plus puissante est la concentration, plus élevé est l’esprit.
Mon interprétation
Le sixième principe pose les limites entre les arts martiaux externes et internes : nous privilégions le relâchement, la souplesse et le souffle afin de faire circuler l’énergie dans notre corps.
Le septième précise que la coordination entre les différentes parties du fouet est indispensable si on veut obtenir de la cohésion et de la puissance.
J’interpréterai le 7ème principe ainsi :
Les jambes (le bas) et les bras (le haut) doivent s’unir, travailler de concert pour assurer une coordination corporelle. Le corps se comporte comme un fouet souple, pouvant transmettre la puissance depuis le manche jusqu’au bout de la lanière.
Huitième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : Simultanéité et harmonie des mouvements
- YJW : L’intérieur, l’extérieur s’harmonisent (fusionnent) l’un avec l’autre
Je cite Gortais :
- Lorsqu’une partie du corps se meut, toutes les autres parties bougent. Si une partie s’arrête, les autres font de même. Le corps est un tout dont les éléments sont harmonieusement en relation. Les pieds sont les racines, l’énergie dans le contrôle réside dans les lombaires, passe par les jambes et s’épanouit dans les mains et les doigts. Dans les mouvements, tous les membres doivent être reliés les uns aux autres et se mouvoir simultanément.
- L’harmonie est un facteur important de cette simultanéité. Garder tout le temps la même vitesse. Quelques gestes se prêtent à une allure plus rapide, éviter la tentation de se presser.
- Les mouvements des bras, des jambes vers le haut ou vers le bas, vers l’avant, ou vers l’arrière, vers la droite, ou vers la gauche, alternent et se correspondent. La main levée s’abaisse pendant que l’autre s’élève.
YJW, pour sa part, rappelle que :
- L’esprit est le général en chef et le corps est son aide de camp. Les postures ne sont rien d’autre qu’insubstantiel, substantiel, ouverture et fermeture. Ce qu’il faut entendre par ouverture est non seulement que les mains et les pieds peuvent s’ouvrir, mais encore que le Xin (la pensée émotionnelle) et le Yi (la pensée de sagesse) peuvent s’ouvrir dans le même temps.
- Si l’interne et l’externe peuvent fusionner, alors le Tai Chi Chuan sera complet et sans faille.
Mon interprétation
Les principes précédents nous font comprendre l’importance de relier les parties de notre corps dans une unité souple, mobile.
Le huitième principe va mettre en avant l’importance de la pensée dans la réalisation du mouvement.
Faire les mouvements dans le vide comme si nous agissions réellement sur un partenaire est de prime importance.
Nous devons être présents dans nos gestes. Sans cette présence, nos mouvements seront vides. La pensée (Yi) guide l’énergie (Qi-Li) dans le corps afin de le rendre souple et animé.
Neuvième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : La continuité
- YJW : En continu, et sans interruption
Les deux auteurs sont très proches dans leur traduction.
Gortais précise :
- Accomplir les mouvements comme on tire un fil de soie. Ils s’exprimeront sans interruption, sans rupture, sans discontinuité. Le corps se meut comme une rivière, sans cesse parcourue par le flot.
YJW insiste de même sur la manifestation de la continuité des mouvements dans le Grand Enchaînement : exécuter la forme sans pousser le geste à l’extrême, en veillant à ne pas allonger les pas ou les bras trop loin.
Mon interprétation
Si on compare la sensation d’énergie à une vague, elle se déroule sans heurts, sans s’échouer. Lorsqu’elle rencontre un récif, elle rebondit et repart dans une autre direction sans perte.
De même, l’énergie dans un mouvement se continue dans le mouvement suivant jusqu’à la fin de la séquence.
En Tuishou, il s’agit de rester lié au mouvement du partenaire sans perte de contact. La continuité n’est plus individuelle, mais partagée par les deux partenaires. Les principes du Tuishou sont une traduction de ce neuvième principe :
- Ecouter le Jin (Ting Jin)
- Adhérer le Jin (Nian Jin)
Comme dans les estampes chinoises ou la ligne n’est jamais droite, le geste suit une courbe sans fin. On résume cela de la manière suivante :
Les mouvements de la Forme se déroulent comme un fil de soie en considérant que les mouvements se suivent, la fin de l’un étant le début du suivant.
Dixième principe
Les traductions sont les suivantes :
- Gortais : Le calme dans le mouvement
- YJW : Chercher le calme au sein du mouvement
Je cite Gortais :
- Le corps demeure tranquille avec sérénité et confiance, le souffle intérieur circule et s’exprime sans efforts dans le mouvement spiral, stable et continu.
Pour YJW, une des principales différences entre les arts martiaux externes et le Tai Chi Chuan est d’utiliser le calme pour contrôler le mouvement, donc ne pas gaspiller d’oxygène dans les séquences de défense et d’attaque.
On insiste alors sur les techniques de respiration longues, profondes au lieu d’avoir le souffle coupé.
Mon interprétation
Ce principe conclut les neuf autres en insistant sur le calme que nous devons atteindre en effectuant les mouvements de la Forme ou en travaillant avec un partenaire.
Le Tai Chi Chuan a souvent été caricaturé par l’expression « Méditation en mouvement ». Bien que cela soit réducteur, il exprime correctement ce dixième principe :
Favoriser la relaxation, le calme, se concentrer sur une respiration régulière, profonde permet d’engendrer le calme dans la pensée et dans le geste
Voilà qui conclut heureusement ces dix principes du Tai Chi Chuan.
- Yang Jwing-Ming sera abrégé en YJW dans la suite de l’article. ↩